Article épinglé

COVID et CRIMES

Rhinocéros par Dürer et Ionesco














JEAN.
Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque ça lui fait plaisir ! Il n'y a rien d'extraordinaire à cela.
BÉRENGER.
Évidemment, il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui fasse tellement plaisir.
JEAN.
Et pourquoi donc ?
BÉRENGER.
Il m'est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.
JEAN.
Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous !
BÉRENGER.
À condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant.
Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
BÉRENGER.
Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux.
JEAN.
La morale! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.
BÉRENGER.
Que mettriez-vous à la place ?
JEAN, même jeu.
La nature !
BÉRENGER.
La nature ?
JEAN, même jeu.
La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
BÉRENGER.
Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle!
JEAN.
J'y vivrai, j'y vivrai.
BÉRENGER.
Cela se dit. Mais dans le fond, personne...
JEAN, l'interrompant, et allant et venant.
Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale.
BÉRENGER.
Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.
JEAN, soufflant bruyamment.
Je veux respirer.
BÉRENGER.
Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti!…
JEAN, toujours dans la salle de bains.
Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
BÉRENGER.
Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN.
Brrr...
(Il barrit presque.)
BÉRENGER.
Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN, (Il sort de la salle de bains.)
Brrr...
(Il barrit de nouveau.)
BÉRENGER.
Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme...
JEAN, l'interrompant.
L'homme... Ne prononcez plus ce mot !
BÉRENGER.
Je veux dire l'être humain, l'humanisme…
JEAN.
L'humanisme est périmé! Vous êtes un vieux sentimental ridicule (Il entre dans la salle de bains.)
BÉRENGER.
Enfin, tout de même, l'esprit...
JEAN, dans la salle de bains.
Des clichés! vous me racontez des bêtises.
BÉRENGER.
Des bêtises !
JEAN, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible.
Absolument.
BÉRENGER.
Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
JEAN.
Pourquoi pas ! Je n'ai pas vos préjugés.
BÉRENGER.
Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN, toujours de la salle de bains.
Ouvrez vos oreilles !
BÉRENGER.
Comment ?
JEAN.
Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros? J'aime les changements.
BÉRENGER.
De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh! vous semblez vraiment perdre la tête (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.












DUDARD
Laissez-les donc tranquilles! (Bérenger referme la fenêtre.) En quoi vous gênent-ils? Vraiment, ils vous obsèdent. Ce n'est pas bien. Vous vous épuisez nerveusement. Vous avez eu un choc, c'est entendu! N'en cherchez pas d'autres. Maintenant, tâchez tout simplement de vous rétablir. (...)
BÉRENGER
Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent.
DUDARD
Ne jugez pas les autres, si vous ne voulez pas être jugé. Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre.
BÉRENGER
Si cela s'était passé ailleurs, dans un autre pays et qu'on eût appris cela par les journaux, on pour-rait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats aca­démiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l'événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment , surpris pour garder tout son sang-froid: Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris! Je n'en reviens pas.
DUDARD
Moi aussi, j'ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l'étais. Je commence déjà à m'habituer.
(...)
DUDARD
Que pouvez-vous faire ? Que comptez-vous faire ?
BÉRENGER
Pour le moment, je ne sais pas. Je réfléchirai. J'enverrai des lettres aux journaux, j'écrirai des manifestes, je solliciterai une audience au maire, à son adjoint, si le maire est trop occupé.
DUDARD
Laissez les autorités réagir d'elles-mêmes! Après tout je me demande si, moralement, vous avez le droit de vous mêler de l'affaire. D'ailleurs, je continue de penser que ce n'est pas grave. A mon avis, il est absurde de s'affoler pour quelques personnes qui ont voulu changer de peau. Ils ne se sentaient pas bien dans la leur. Ils sont bien libres, ça les regarde.
(...)
BÉRENGER
Il faut couper le mal à la racine.
DUDARD
Le mal, le mal ! Parole creuse ! Peut-on savoir où est le mal, où est le bien? Nous avons des préférences, évidemment. Vous craignez surtout pour vous. C'est ça la vérité, mais vous ne deviendrez jamais rhinocéros, vraiment.., vous n'avez pas la vocation!
(...)
BÉRENGER
Je condamne M. Papil­lon. Il avait le devoir de ne pas succomber.
DUDARD
Que vous êtes intolérant! Peut-être Papillon a-t-il senti le besoin d'une détente après tant d'années de vie sédentaire.
BÉRENGER, ironique.
Vous, vous êtes trop tolérant, trop large d'esprit!
DUDARD
Mon cher Bérenger, il . faut toujours essayer de comprendre. Et lorsqu'on veut comprendre un phénomène et ses effets, il faut remonter jus-qu'à ses causes, par un effort intellectuel honnête. Mais il faut tâcher de le faire, car nous sommes des êtres pensants. Je n'ai pas réussi, je vous le répète, je ne sais pas si je réussirai. De toute façon, on doit avoir, au départ, un préjugé favo­rable, ou sinon, au moins une neutralité, une ouverture d'esprit qui est le propre de la menta­lité scientifique. Tout est logique. Comprendre, c'est justifier.
BÉRENGER
Vous allez bientôt devenir un sympathisant des rhinocéros.
DUDARD
Mais non, mais non. Je n'irai pas jusque-là. Je suis tout simplement quelqu'un qui essaye de voir les choses en face, froidement. Je veux être réaliste. Je me dis aussi qu'il n'y a pas de vices véritables dans ce qui est naturel. Malheur à celui qui voit le vice partout. C'est le propre des inqui­siteurs.
BÉRENGER
Vous trouvez, vous, que c'est naturel?
DUDARD
Quoi de plus naturel qu'un rhinocéros?
BÉRENGER
Oui, mais un homme qui devient rhinocéros, c'est indiscutablement anormal.
DUDARD
Oh! indiscutablement!... vous savez...
BÉRENGER
Oui, indiscutablement anormal, absolument anormal !
DUDARD
Vous me semblez bien sûr de vous. Peut-on savoir où s'arrête le normal, où commence l'anor­mal? Vous pouvez définir ces notions, vous, nor­malité, anormalité? Philosophiquement et médi­calement, personne n'a pu résoudre le problème.